
Le « Borée » a changé de propriétaire
Dès le 23 septembre 1926, A. Caude écrit à Lanneau pour lui proposer le commandement du « Borée ». Il semble être le nouveau propriétaire de ce navire, dont le port d’attache est désormais Dunkerque. La lettre parle de réparations et de calfatage. Toussaint Lanneau reprendra le commandement du navire le 8 avril 1927. Un document parle de nouveau de calfatage à Dunkerque entre le 8 et 16 avril. Le 6 mai le « Borée » part de Dunkerque pour Fowey. Le voyage se fait sans problème. Le 19 mai, le port de Fowey lui délivre un certificat de navigabilité.
Le naufrage
Le lundi 23 mai, le « Borée » part de Fowey à destination de Gênes. Dès le 27 mai, après avoir subi une grosse houle, les pompes ne suffisent plus à compenser les fuites d’eau. Le 28 le Capitaine décide d’essayer de rejoindre Saint-Nazaire. Mais le mauvais temps rend les manœuvres difficiles, d’autant plus qu’il faut essayer de ménager le bateau. Malgré les efforts de l’équipage qui pompe sans relâche le niveau ne cesse de monter et le pont devient inhabitable : le Premier Maître Girard est emporté par une vague. Le niveau d’eau dans la cale dépassant 2 m 80, Toussaint Lanneau décide d’abandonner le navire dans la nuit du 30 au 31 mai, au large de la Bretagne.
Voici le rapport de mer : Je soussigné capitaine du quatre-mâts « Borée » du port de Dunkerque, jaugeant 998 tonneaux 52 et appartenant à Mr Caude, 61, rue de Vaugirard Paris, déclare ce qui suit :
Être parti de Fowey à la remorque et le pilote à bord à destination de Gênes avec un chargement de 125 tonnes de briques, 166 tonnes de fonte et ferraille et 1.147 tonnes de China clay, le lundi 23 mai à 7 h 45. Le navire étant en parfait état de navigabilité comme l’atteste le certificat de visite en date du 5 mai 1927. Les deux premiers lots de la cargaison appartenant à l’armateur et le troisième lot à Mr G. Grolman de Dusseldorf.
Débarqué le pilote et largué le remorqueur à deux milles dans le Sud de Sainte Catherine.
Beau temps, faible brise d’Ouest à Nord-Ouest tournant à l’Est par le Nord en calmissant et reprenant au Sud le 25 mai.
Le 26 mai, étant à midi par 48°02′ Nord et 7°40′ Ouest, une longue houle d’ONO se fait sentir avec jolie brise de la région SSO. Fort tangage. Serré l’artimon et le clin foc. Maintenu la pompe franche à 0,35 m pompant en moyenne deux heures sur 24 avec une seule pompe.
Dans la soirée brise fraîchissant du SSO, le temps se couvre et devient pluvieux ; serré le grand foc qui casse son trèfle d’écoute. Sondages fréquents à la cale ; pompe maintenue franche en pompant 20 minutes par quart.
Le 27 mai, de 1 heure à 2 heures, la bordée de quart n’arrive pas à affranchir la pompe. La sonde accuse 0,40 m. Appelé les deux bordées pour actionner les deux pompes. Amené la grand voile avant pour diminuer la vitesse qui est réduite à 4 noeuds.
Disposé la pompe à incendie et fait marcher sans arrêt les 3 pompes. La sonde se maintient à 0,40 m. Fait des visites dans toutes les parties accessibles du navire. On remarque quelques égouts insignifiants du pont dans la cale.
Dans la matinée du 27 la brise mollit mais la mer reste agitée. Le navire n’étant plus suffisamment appuyé se met à rouler. Établi la grande voile avant. Le navire fatigue moins. A 11 heures la sonde accuse 0,45 m. L’équipage ne quitte pas les pompes.
Vers 16 heures, le vent qui s’était maintenu au SSO tourne au Sud puis SSE. Le baromètre continue à baisser. Dévergué l’artimon et envergué l’artimon de cape en prévision d’un coup de vent de SE. Mer très agitée.
Toute la nuit du 27 au 28 l’équipage est aux pompes. A 11 h 30 le 28 la sonde accuse 0,65 m.
Délibération de l’équipage sur les mesures à prendre. Vu l’impossibilité de maintenir le niveau qui augmente progressivement, il est décidé de faire route sur le premier port que le navire pourrait atteindre et cela pour la sauvegarde des intérêts de l’armateur, des chargeurs et des assureurs s’il y en a.
A midi mis le cap sur Saint-Nazaire réservant Brest dans le Nord ou La Pallice dans le Sud suivant la direction que prendrait le vent. Position à ce moment : 46°36′ de latitude Nord et 9°35′ de longitude Ouest.
Dans la soirée la brise fraîchit et souffle en petits coups de vent du SSE. La mer est hachée. La forte houle d’Ouest qui persiste est contrariée par les vents régnants.
Pris la cape courante sous les deux grands voiles et la trinquette. Filé de l’huile qui produit bon effet, le navire ayant le cap à l’Est se comporte bien. Malgré cela, l’eau augmente dans la cale.
Le vent remonte vers l’Est ; changé d’amures pour présenter l’avant à la houle de SE qui commence à se former. A 19 heures la grande voile avant se défonce. Le navire n’étant plus suffisamment appuyé roule et fatigue. Établi la misaine à 19h30.
A 23h30 la grand voile arrière casse son maillon d’accrochage d’écoute sur le gui. Laissé porter pour fuir sous la misaine et la trinquette. Le navire se comporte bien à cette allure.
Pendant que l’on ramasse la grand voile arrière, le maître d’équipage Girard disparaît enlevé très probablement par un paquet de mer.
Le 29 à 5 heures la sonde accuse 0,98 m. L’eau est blanche de kaolin : les clapets de la pompe de tribord s’engagent. Remis cette pompe en état et continué de pomper.
Les paquets de mer embarquant sur le pont empêchent de sonder à l’archipompe. A 11 heures la sonde au peack avant donne 0,95 m, et au peack arrière 0,60 m au dessus de la plate-forme correspondant à 1,10 m environ au-dessus du fond. Pompé sans relâche.
Le vent revient au Sud. Changé la panne de fuite pour se rapprocher de terre. Le temps reste menaçant ; la mer hachée empêche de faire route.
Dans la soirée, le vent retourne au SE. Sondages très fréquents et rondes dans la cale : l’eau monte toujours progressivement.
Dans la nuit du 29 au 30 mai entre 21 heures et 3 heures, le niveau d’eau dans la cale reste presque stationnaire ; mais dans la matinée du 30 la montée s’accentue. A 8 heures sonde du peack avant 2,10 m et du peack arrière 2,14 m. Le navire surchargé et noyé par la mer fatigue énormément. Aux coups de roulis les haubans donnent du mou par la déformation du navire. Le tourteau de la barre prend du jeu sur la mèche de gouvernail. Mis en place des palans de barre.
A 16 heures, sonde au peack avant 2,80 m et au peack arrière 3,04 m. Les pompes ne donnent plus qu’un mélange d’eau pâteuse. L’équipage pompant sans relâche depuis 86 heures, roulé par la mer qui couvre le pont, est exténué de fatigue.
Voyant l’inutilité de leur effort et vu l’état de la mer et du temps menaçant, je me suis décidé à demander son avis sur les mesures à prendre. Dans leur délibération il demande de vouloir prendre les dispositions pour évacuer le navire avant qu’il ne coule sous leurs pieds. J’ai reconnu leur idée fondée et j’ai pris la décision de mettre à l’eau avant la nuit les embarcations de sauvetage et de les laisser à la remorque, prêtes à s’en servir éventuellement. Renforcé le filage de l’huile pour faire cette opération par une mer très démontée.
La baleinière sous le vent est d’abord mise à l’eau et filée derrière. Vu l’état de la mer, j’ai changé la panne de fuite pour la baleinière de l’autre bord.
A 18 h 30 la manœuvre est terminée, les pompes sont paralysées, le pont couvert d’eau est inhabitable. Craignant que les panneaux se défoncent par leur charge d’eau et que le bateau ne s’engloutisse subitement, je fais descendre les hommes dans les embarcations.
Pendant l’évacuation du navire, un vapeur est signalé. Il est à 4 milles environ et fait route directe sur nous. Quand tout l’équipage a quitté le bord, je m’assurais que tous les objets de valeur se trouvaient dans les embarcations et j’abandonne à mon tour le navire emportant les derniers papiers du navire enveloppés dans mon veston. Le paquet étant tombé à l’eau, le journal de bord et le cahier de rapport qui s’y trouvaient n’ont pu être repêchés.
Lorsque je pus descendre dans l’embarcation, le navire ne gouvernant plus est venu se placer en travers de la lame. Il donne quelques forts coups de roulis ; le grand mât de flèche arrière casse et tombe le long du bord. L’entremise double reliant les barres de misaine aux barres du grand mât avant casse également.
La nuit venant et jugeant inutile de se tenir près du navire qui allait fatalement s’engloutir en peu de temps, j’ai donné ordre aux embarcations de faire route sur le vapeur qui se trouvait à un demi-mille au vent de nous. Ce vapeur nous recueillit. L’une des embarcations a chaviré le long de ce navire ; seuls tous les objets se trouvant dans cette baleinière ont été perdus.
La nuit nous a fait perdre de vue le « Borée ». Le feu rouge de position a été visible pendant un certain temps puis a disparu subitement peut-être en s’engloutissant avec le navire.
Le vapeur américain « Aquarius » qui nous a recueilli se rendait de Hambourg à la Nouvelle-Orléans. Nous avons reçu à bord tous les soins que nécessitait notre état. Ce navire a relâché pour nous mettre à terre à La Horta où nous sommes arrivés le 3 juin à 10 heures du matin.
Pendant la mise à l’eau des embarcations de sauvetage, deux hommes ont été blessés et sont hospitalisés à l’arrivée du navire dans le port.
Il n’a été sauvé du bord qu’un chronomètre, la boîte à papiers du navire et la tenue de travail que les hommes portaient sur eux.
En foi de quoi j’ai rédigé le présent rapport que je certifie sincère et véritable et que je me réserve le droit d’amplifier si besoin est.
La Horta le 3 juin 1927
Le capitaine
Lanneau

Les papiers du bateau sont perdus et deux hommes sont blessés. L’équipage est recueilli, exténué, par le vapeur américain « Aquarius » qui se trouvait dans les environs immédiats du « Borée » au moment de son naufrage. L’équipage est déposé le 3 juin à Horta aux Açores. Il est rapatrié le 8 juin sur Bayonne qui sera donc chargée d’instruire le procès.
Au cours de cet abandon la baleinière ne chavire sans doute pas complètement et elle part à la dérive. Le thonier « Yvonne » de Concarneau la retrouvera à la fin d’août 1927, avec quelques objets précieux : 2 sextants, 1 longue vue, 1 chronomètre, 1 jumelle, 1 baromètre, 2 ciseaux de chirurgie, 1 pince, 2 fanaux, 1 grappin, 1 table de logarithmes, 2 fascicules éphémérides nautiques, 1 table d’azimuts et 1 carnet.
Le Commandant et le Mécanicien en Second de l’« Aquarius » écrivent des lettres chaleureuses à Toussaint Lanneau au cours du mois de juin.
L’armateur A. Caude, sans doute inquiet avant les résultats de l’enquête, adresse une lettre au Capitaine Lanneau, se demandant si le bateau a bien coulé ou s’il reste une épave dangereuse pour la navigation. Il est pourtant très vraisemblable que le « Borée » ait coulé rapidement si l’on en juge par la rapidité de la montée de l’eau pendant les dernières heures.
Le 28 novembre 1927 l’Inscription Maritime lui donne 550 F pour perte d’effets ; en fait la perte réelle peut être évaluée à 3.000 F.