
Toussaint en arrivant à Dunkerque sur le « Montmorency » pense bien sûr aller voir sa femme et sa fille Yvonne. Mais on lui propose de repartir immédiatement pour Hambourg en passant par Anvers pour embarquer sur le « Madeleine » comme 2ième lieutenant. Il accepte mais ce n’est pas sans hésitations et c’est un drame pour Jeanne. Voici quelques extraits de leurs lettres exprimant leurs sentiments, jusqu’à ce que le « Madeleine » parte de North-shields pour Valparaiso le 27 avril. Mais la vie continue et ces lettres contiennent aussi un récit des événements de tous les jours et des échanges sur le nom d’Yvonne et son baptême, sur l’achat de meubles et d’un terrain à bâtir.
Voici trois extraits de la lettre qu’il écrit de Hambourg à Jeanne le 1 avril 1909
« Ma chère et tendre épouse,
Autant était grande ma joie en arrivant à Dunkerque pensant pouvoir t’embrasser autant aussi était ma douleur en venant à Hambourg. J’aurais été un peu soulagé de pouvoir obtenir ton autorisation, mais hélas ! il m’était impossible de te prévenir avant de prendre une résolution ; Mr Guguen ne me donnait pas le temps. D’ailleurs François-Marie a dû vous mettre au courant de ma situation, et si j’ai décidé, chère et tendre aimée, de venir à Hambourg sans ton consentement, je pensais faire pour notre bonheur plus tard et j’espère que tu me pardonneras.
Que j’aurais pourtant été heureux de pouvoir vous embrasser tous deux tendrement. Il me semble voir cette petite enfant qui nous est si chère nous faire déjà des caresses. Ah ! chère aimée, quel bonheur pour vous de recevoir les caresses de ce cher aimé en attendant de recevoir, plus tard, son affection et son dévouement ; Je compte sur cette joie car je sais, chérie, que ta seule volonté est le bonheur de notre cher enfant ce qui est aussi la nôtre. La souffrance que tu as endurée pour la mettre au monde te pousse davantage à aimer ce cher enfant, et moi chère et tendre épouse, je ne peux que partager mon dévouement et mes amitiés entre vous deux que je délaisse encore pour quelques mois. Mais au retour, quelle joie de voir cette Yvonne Marie déjà grande et bien portante ; je songe, chère aimée, que cette espérance te fera oublier les chagrins et les douleurs qui sont à passer en attendant de nous retrouver tous les trois. »
« c’est à bord du quatre mats Magdeleine que je suis embarqué comme 2ème lieutenant. C’est un avancement en grade pour moi et que j’espère dépasser encore dans 1 an ou peut-être 2. Je suis un peu égoïste, mais c’est pour notre bonheur que je convoite tout cela »
« J’ai agis sans ton consentement ; aussi, chère et tendre aimée, si tu désirais absolument me voir avant d’entreprendre un autre voyage dis-le moi franchement et je pourrai peut-être trouver un moyen d’y aller à Trémel. Surtout ne reste pas dans l’état où tu te trouvais à mon retour de l’Adolphe sans me prévenir. »
Ton époux qui t’aime de tout son cœur.
Toussaint »
Elle lui répond le 4 avril. Voici deux extraits de sa lettre :
« Mon cher et tendre époux
Je sais mon chéri que si tu as agi comme tu l’as fait c’est pour notre bonheur plus tard. Mais que veux-tu mercredi soir quand j’ai vu que tu n’y étais pas je ne cache pas que je me suis fait du mauvais sang, d’autant plus que je ne pouvais pas faire voir mon chagrin. Mais dieu merci aujourd’hui je me sens un peu mieux, j’ai plus d’appétit. Je pensais au bonheur que nous aurions eu de nous revoir après un si long voyage et surtout de voir cette chère petite qui est si mignonne et assez forte ; elle est très nerveuse. La nuit elle n’est pas trop méchante. Elle ne se réveille qu’une ou deux fois, mais depuis jeudi elle est toute la journée sur pieds ; on dirait qu’elle savait que son père n’était pas venu ! On lui met des bas et des chaussons et une robe blanche que j’avais fait à Rennes, on dirait une vraie poupée. »
« Quand au baptême mon chéri je préfère attendre ton arrivée. Le recteur demande à le faire tout de suite si tu donnes ton consentement, mais je lui dirai que tu préfères attendre. Je trouve que c’est déjà triste pour moi de te voir absent et alors pour le baptême qu’est que ce serait ! »
Le 7 avril Toussaint est sur le point de quitter Hambourg pour North-Shields. Voici un extrait de la lettre qu’il adresse à Jeanne : « Je commençais à m’inquiéter de votre silence, mais la lettre que vous m’avez envoyée m’a rassuré, et je pars content en voyage puisque toi et notre petite Yvonne se portent. Quelle joie au retour de t’embrasser tendrement et de voir cette petite chérie. » et la lettre se poursuit en parlant de cadeaux qu’il a adressé à plusieurs de ses parents.
Le 10 avril Toussaint arrive à North-Shields. Il adresse à Jeanne une lettre le 11 avril dont voici un extrait : » Au départ d’Hambourg, j’ai reçu ta lettre et tu peux ainsi croire que j’étais heureux de prendre la mer après avoir eu de tes nouvelles, car je ne te cache pas, chérie, j’avais des inquiétudes après avoir agi comme je l’ai fait. Lorsque j’ai décidé de venir à bord, je ne pensais pas à tout cela, mais après les remords me sont venus de ne pas t’avoir demander coute que coute avant de me décider. Enfin, chérie, il faut se résigner et ne penser qu’à la joie et au bonheur qu’on aura à s’embrasser à la fin de l’année ou peut-être au commencement de l’année prochaine.
Jeudi je t’ai envoyé une lettre d’Hambourg ; il pourrait se faire que tu ne l’aies pas reçue car c’est un allemand qui l’a envoyée à la boite. Je te disais chère aimée que si tu désirais absolument me voir au pays avant de faire un autre voyage, j’irais chercher un moyen quelconque pour y aller sans me porter préjudice pour obtenir un autre embarquement. Si donc tu désires me voir il faudra me le dire et, comme je te le dis, je tacherai d’y aller. »
Le 13 avril Jeanne lui écrit : » Mon cher aimé j’ai à peine le temps de t’écrire un mot. Hier nous avions du monde, ceux du logis et aujourd’hui nous avons nos parents. Maintenant que tout est sur le feu et la petite dort pour un petit moment j’aurais peut-être le temps de penser à toi. Ah oui chéri j’ai pensé souvent. Je ne demande qu’une chose c’est de pouvoir te voir à ton retour et que nous soyons tous les deux en bonne santé ainsi que nos parents. Il m’a été bien dur de ne pas te voir après un si long voyage mais je commence à me résigner. Je sais mon chéri qu’il faut que je laisse tout de côté pour penser à notre petite chérie car comme elle est un peu méchante elle fatigue et je n’ai pas beaucoup d’appétit mais soit toujours sans inquiétude car je tacherai de faire pour le mieux pour pouvoir être heureux ensemble plus tard et si je me sens trop fatiguée je lui donnerai quelque chose de léger. »
Toussaint lui répond le 18 avril : : » Je regrette un peu, chérie, de n’avoir pas été vous voir, mais je t’assure que c’est la dernière fois que j’agis ainsi ; jamais plus je ne repartirai en voyage sans t’avoir embrassé. Et cette fois, chère aimée, comme je te le disais dans ma dernière lettre et dont je n’ai pas encore la réponse, si tu désires absolument me voir avant de partir n’hésite pas de me le dire franchement, ne reste surtout pas dans la même situation où je t’ai trouvée en arrivant de l’Adolphe ; je chercherai bien un moyen que je pourrai trouver pour débarquer. Ainsi je compte sur ta franchise pour me le dire dans le plus bref délai. D’une façon ou d’une autre je serai plus rassuré et par suite sans inquiétude. » « Tu me dis chère aimée que tu ne demandes qu’une chose c’est de pouvoir me voir à mon retour. Je vois, chère bien aimée, que tu te fais du mauvais sang et cela sans doute doit provenir des nouvelles que tu as vues sur les journaux que le « Montmorency » s’était échoué sur le banc de sable de Dunkerque. Même peut-être plus, ils l’avaient signalé perdu corps et biens comme l’ont fait les journaux belges. Je ne sais ce que les journaux français ont raconté sur cet échouage car en réalité nous avons touché au fond et le « Montmorency » a passé 2 heures échoué pendant lesquelles un paquebot belge nous a vu et nous a signalé en détresse. Mais les journaux, comme toujours, ne se sont pas contentés de cela, puisque nous n’étions pas bien loin de terre et qu’en ne nous voyant pas arrivé le lendemain ils ont pensé que le « Montmorency » avait coulé et l’ont publié en Belgique. Pendant ce temps le « Montmorency » allait sain et sauf à Flessingue en attendant d’avoir un remorqueur pour revenir à Dunkerque. Tu vois donc chérie qu’il ne faut pas croire aux nouvelles rapportées par les journaux. »
Le 25 avril Jeanne écrit : » Mon Chéri je crois t’avoir dit que tu pouvais sans crainte faire ton voyage. Que veux-tu le chagrin est passé et je ne pense qu’au bonheur que j’aurai de t’embrasser comme tu le dis à la fin de l’année d’autant plus que la petite sera déjà grande si elle continue ; elle est très forte ; je trouve qu’elle grandit tous les jours. Ces jours ci je me sens moins fatiguée et je mange mieux. Monsieur Camus a dit de ne rien donner à la petite. Ainsi Madame lui a parlé. Plus tard si je me sentais trop épuisée j’irai le trouver avec la petite. Oui je ne te cache pas que j’ai eu du chagrin quand j’ai su que tu ne venais pas à la maison. Ce n’est pas que je me faisais des idées sur la naissance de la petite pas plus que sur autre chose. J’ai confiance en toi et je pense que tu peux compter autant sur moi mais que veux-tu je me faisais du mauvais sang malgré moi. Quand j’ai su que tu devais venir huit jours avant déjà je ne mangeais pas. La joie était trop grande aussi figure toi maintenant combien m’a été pénible de ne pas te voir, surtout que tu étais malade en partant et par ma faute. »
Le 30 avril Toussaint écrit : » Fais toujours comme tu l’entendras ; je sais chère aimée que tu es plus apte que moi de juger ce qu’il faut dans une maison et je sais aussi que tu fais toujours pour notre bien-être et notre bonheur. Je m’estime heureux de ne pas être obligé de m’occuper de cette question, car, chère aimée, je vois tous les jours des malheureux qui naviguent et qui malgré leur intérêt à maintenir un peu d’ordre dans leur maison n’y arrivent pas ; leurs femmes dépensent tout en nullité et quand ils vont chez eux passer quelques jours ils se trouvent dans la misère. Il y en a qui me racontent leur peine ; je tache de les consoler tout en pensant que pour la plupart c’est de leur faute s’ils sont ainsi ; car il faut dire que généralement les marins se marient à des personnes desquelles ils font connaissance dans les ports de commerce. A Dunkerque, un marin du Montmorency a trouvé à son retour, en plus des dettes, ses meubles vendus par sa femme. Comme il est de Trébeurden, il m’en a parlé en me demandant ce qu’il avait de mieux à faire. Comme elle est native de Dunkerque et qu’elle était en chambre seule, je lui ai dit de tacher de s’arranger avec elle et de l’envoyer à Trébeurden avec ses parents ou du moins à côté. Tu vois, chère aimée, que toutes ces choses donnent à réfléchir et que nous pouvons nous féliciter d’avoir le bonheur d’être unis pour la vie et de nous aimer comme nous le faisons. »